Revue des marchés du 2e trimestre 2024

COMMENTAIRE ÉCONOMIQUE

La reprise des marchés boursiers qui a commencé à la fin d'octobre s'est arrêtée brutalement en avril lorsque les données sur l'inflation et la croissance des salaires aux États-Unis ont dépassé le consensus. Les taux obligataires se sont également approchés des sommets pluriannuels atteints l'automne dernier. Cela étant dit, au fur et à mesure que le trimestre avançait, les pertes se sont transformées en gains en raison d'une saison des résultats solide et de plus en plus de manchettes économiques montrant que l’économie mondiale ralentissait effectivement, ce qui a ravivé l’espoir de baisses de taux imminentes. En fin de compte, les marchés boursiers ont affiché des résultats mitigés. D'une part, l'indice MSCI All Country World[1] et l'indice S&P 500 ont progressé de 3,35 % et de 4,18 % respectivement, au cours du trimestre. En revanche, l'indice composé S&P/TSX a reculé de 0,53 %. Comme c'est le cas depuis le début de 2023, la performance des grands indices boursiers américains et mondiaux masque la performance du titre moyen. Notons en effet que l’indice S&P 500 Equal weight a affiché un rendement de -2,77 % au cours du trimestre, soit près de 7 % de moins que son homologue pondéré en fonction de la capitalisation boursière. Le manque de profondeur du marché haussier continue d'affecter les actions à petite capitalisation et de valeur qui ont sous-performé les indices à grande capitalisation par une marge significative.

Les marchés des titres à revenu fixe ont également été mitigés. Pour être plus précis, l'indice ICE Bank of America Global Government Bond, l'ICE Bank of America Global Corporate et l'indice ICE Bank of America Global Corporate & High Yield ont rapporté -0,84 %, 0,18 % et 1,37 %, respectivement. Au Canada, l'indice ICE Bank of America Canada Broad Market a gagné 0,98 % en raison de perspectives de croissance moins solides qu'aux États-Unis, ce que la Banque du Canada a confirmé lorsqu'elle a livré une baisse de taux très attendue au début de juin.

UN THÈME POUR LES GOUVERNER TOUS...

Dans le récit fantastique médiéval de J.R.R. Tolkien[2], l'inscription sur l'Anneau unique confiée par Gandalf à Frodon se lit comme suit :

« Un Anneau pour les gouverner tous, Un Anneau pour les trouver, Un Anneau pour les amener tous et dans les ténèbres les lier. »

Cet Anneau unique était l'artefact le plus puissant jamais conçu dans la Terre du Milieu et ces mots en noir parler symbolisaient l'ascendant de cet Anneau sur tout. La raison pour laquelle je soulève cette référence est que c'est ce que l'intelligence artificielle est devenue, dans mon esprit. Une idée qui domine toutes les autres. En effet, l'intelligence artificielle, en tant que thème d'investissement, semble avoir supplanté toutes les autres idées d'investissement populaires d’avant et d’après la pandémie, y compris la blockchain et les thèmes fintech (ou technologie financière) connexes, le repas préparé, la cybersécurité, la viande à base de plantes ainsi que tout ce qui concerne les véhicules électriques. La domination du thème de l'intelligence artificielle est attestée de nombreuses façons.

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  • Le manque de profondeur du marché haussier au cours des derniers mois. En effet, le pourcentage de titres du S&P 500 qui surperforment l'indice depuis le début de l'année jusqu'au 30 juin s'est établi à son plus bas niveau en 50 ans[3].

  • Des multiples élevés de valorisation des bénéfices à terme attribués aux entreprises impliquées dans la fabrication de semi-conducteurs, l'industrie qui est devenue par défaut l'expression la plus directe du thème. Par exemple, l'indice S&P 1500 des semi-conducteurs[4], qui ne s'est pas négocié à des multiples de bénéfices à terme supérieurs à 25 x à aucun moment de 2010 à 2019, se négociait à 40 x le 30 juin[5].

  • La faible volatilité perçue malgré l'incertitude persistante concernant les relations commerciales avec la Chine (qui pourrait avoir une incidence sur les chaînes d'approvisionnement des semi-conducteurs) et les taux d'intérêt élevés. Plus précisément, après avoir atteint des niveaux de 65 % au T2-2020 et de près de 30 % il y a trois ans, la volatilité annualisée réalisée sur 60 jours du S&P 500 s'était effondrée à moins de 11 % le 30 juin[6], à quelques points de pourcentage seulement des creux de la décennie précédente.

  • L’attraction grandissante des fonds négociés en Bourse (« FNB ») à effet de levier exposant les investisseurs à des titres individuels[7] ou des petits groupes de titres populaires dont les Magnificent 7[8].

Tout ce qui précède suggère que le thème de l'intelligence artificielle a pris de l'ampleur au détriment de tout le reste. Pourtant, tout cela est anecdotique et les mêmes arguments existaient il y a quelques mois. En d'autres termes, il n'y a pas grand-chose de nouveau en dehors du sentiment que les excès se sont aggravés et que le segment est devenu encore plus encombré, comme l'a suggéré une récente enquête du Bank of America Global Fund Manager[9]. Toutefois, David Cahn, associé de la société de capital-risque Sequoia, a tenté de chiffrer en dollars dans une étude récente[10] la taille de cette bulle de l'intelligence artificielle qui ne cesse d’augmenter. En utilisant des calculs relativement simples, qui examinent les attentes de revenus implicites dérivées des ventes de puces informatiques (Global Processing Units « GPU ») à l’échelle mondiale (pour lesquelles les super-puces H100 de Nvidia sont un bon indicateur) et de la croissance réelle des revenus dans l'écosystème de l'intelligence artificielle (pour lequel OpenAI et ChatGPT™ sont de bonnes références), Cahn estime que le manque à gagner est dorénavant d’environ 600 milliards par an au niveau de dépenses en capital d'aujourd'hui. En d'autres termes, les revenus sont loin d'être au niveau où ils devraient être pour justifier l’investissement.

Je ne sais pas quand cette bulle commencera à se dégonfler, mais étant donné la manière dont elle s'est formée en premier lieu, je pense de plus en plus qu'elle pourrait ressembler au dégonflement de la bulle centrée sur les fabricants d'équipements de réseautique et de télécommunications au début des années 2000. Plus spécifiquement, cela pourrait commencer par la divulgation de bénéfices en dessous des attentes et une révision des prévisions à court terme par l'un des enfants chéris de la thématique de l’intelligence artificielle, ce qui pourrait déclencher une vague de révisions à la baisse du côté des analystes et un ajustement de multiples à la baisse en conséquence.

Lorsque je traduis ces points de vue dans notre cadre des facteurs de risque, cela signifie que sur une vision de 3 à 5 ans, notre projection de rendement excédentaire pour l'exposition aux actions américaines par rapport au reste de l'exposition aux actions mondiales, et notre projection de rendement pour l'exposition axée sur la croissance par rapport à d'autres expositions aux facteurs de style sont en train de baisser.

Concrètement, dans les mandats de portefeuille discrétionnaires où nous avons cette flexibilité, nous avons commencé à réduire l'exposition aux gestionnaires de fonds qui sont devenus trop enthousiastes à propos de l'intelligence artificielle en faveur d'autres stratégies d'actions publiques.

Il est risqué d'aller à l'encontre du thème le plus abouti de ces dernières années parce que, dans notre domaine de travail, nous sommes récompensés pour livrer des rendements supérieurs à un portefeuille de référence représentatif, pas pour des rendements ajustés au risque supérieurs ou pour avoir planifié en fonction de divers scénarios défavorables qui ne se matérialisent jamais. Les investisseurs examinent la performance de leurs portefeuilles par rapport à celle d'un portefeuille de référence. Si les rendements du portefeuille sont trop en retard pendant trop longtemps, l'investisseur est plus susceptible de conclure que les actions (ou l'inaction) de son conseiller ont entraîné davantage d’occasions manquées qu’un contrôle supérieur des risques. Cela introduit une fonction de réaction perverse parce que lorsqu'un conseiller sent qu'il ou elle risque de perdre un client en raison d'une sous-performance prolongée, il ou elle peut être tenté de poser des gestes qui vont avoir pour effet de rapprocher la configuration du portefeuille du client de celle du portefeuille de référence au moment précis où il ou elle devrait faire exactement le contraire.

Bien que je n'aie ni la bravoure ni la motivation d'un certain Frodon Baggins qui a porté l'Anneau unique à travers tout un continent jusqu'à la fournaise de la montagne du Destin, je suis plus réfractaire au risque de finir comme le pauvre Sauron qui a tout misé sur l'Anneau unique.

THÉORÈME DE L'ÉLECTEUR MÉDIAN ET INTENDANCE FISCALE

CNN a accueilli le premier débat présidentiel des élections générales américaines de 2024 le 27 juin. L'opinion unanime est qu'au cours de ce débat, le président Joe Biden est apparu faible et confus à trop d'occasions, contrairement à l'ancien président Trump qui était plus convaincant et étonnamment sobre. Ainsi, dans les heures qui ont suivi le débat, PredictIt[11] a indiqué que les chances de l'ancien président Trump de remporter l'élection présidentielle de novembre sont passées de 55 % à 58 %[12] tandis que les chances du président Biden sont passées de 45 % à 33 %. PredictIt a noté qu'aucun autre débat politique n'a eu un impact aussi important depuis qu'ils ont commencé à suivre ce type d’événement il y a 9 ans.

Le lendemain matin, la campagne de Biden est passée en mode de contrôle des dégâts tandis que les hauts dirigeants du parti démocrate suggéraient de remplacer Biden sur le bulletin de vote. La réaction des marchés boursiers a été plutôt modérée, mais le marché des obligations gouvernementales américaines a semblé s’emballer, le rendement du bon du Trésor américain à dix ans bondissant de 4,28 % à 4,48 % au cours des deux jours suivants en raison de spéculations voulant qu’un deuxième mandat de Trump fasse gonfler le déficit budgétaire. Cela deviendrait très possible si certaines des réductions d'impôt mises en œuvre au cours de son premier mandat[13] et qui doivent expirer l'année prochaine étaient prolongées. Nous en avons parlé dans la lettre du premier trimestre[14].

Pourrait-il s'agir d'une réaction excessive du marché ? Peut-être. Après tout, il ne me semble pas évident que Biden ferait preuve de plus de retenue budgétaire. Il ne l'a certainement pas fait jusqu'à présent. Le déficit du gouvernement fédéral américain devrait s'élever à 6,3 % du PIB cette année[15], ce qui est supérieur à celui de tous les autres pays du G7, à l'exception de l'Italie[16]. En réalité, aucun président américain ou parti n'a promulgué de véritables restrictions budgétaires depuis un certain temps, que ce soit en temps de paix ou non. La dernière fois que cela s'est produit, c'était pendant une brève période pendant la fin de la présidence de Bill Clinton et la fois précédente, dans les années 1960[17].

Les Américains n'aiment pas la dette publique. C'est viscéral. La question de la viabilité à long terme de la dette publique a toujours été un sujet brûlant, mais rien n'est jamais fait à ce sujet. Car il y a une chose que les Américains détestent davantage que la dette publique : les impôts. N'oublions pas que la guerre d'indépendance a été menée en grande partie par le désir de cesser de financer la Couronne britannique. Rappelons-nous également que lorsque George Washington a proposé une modeste taxe d'accise sur les spiritueux distillés aux États-Unis, cela a conduit à la rébellion du whisky de 1794. Peut-être que les Américains ont une plus grande hantise envers les impôts que d'autres, mais puisque la dette publique a également augmenté de manière inexorable ailleurs, il y a peut-être une autre explication à cela.

La prise de décision politique était un domaine de recherche populaire au début du XXe siècle, mais un développement majeur est survenu lorsque l'économiste écossais Duncan Black a proposé le théorème de l'électeur médian[18]. Selon ce théorème, dans un système parlementaire bipartite, l'objectif principal des deux partis politiques est de gagner les élections en maximisant leur popularité. Les partis le font en adoptant les préférences de l'électeur médian. En d'autres termes, les partis auront tendance à proposer des idées qui plaisent au plus grand nombre d'électeurs tout en contrariant le moins possible. Le théorème de l'électeur médian explique cyniquement pourquoi il y a une tendance, de gouvernement en gouvernement, à créer de nouveaux programmes et à améliorer ceux qui existent déjà en ciblant de nouveaux publics favorables tout en reportant la discussion sur leur financement afin de ne pas déplaire aux électeurs sensibles à l'impôt. Dans un sens, les élus veulent simplement éviter aux électeurs une douleur réelle et ils poursuivront cet objectif aussi longtemps qu'ils seront autorisés à le faire. Mais dans la mesure où les électeurs ne sont pas trop sensibles à la prodigalité fiscale des élus, on ne peut en dire autant des intervenants sur les marchés financiers. Nous ne savons tout simplement pas ce qui va faire perdre patience à ces derniers. Pour le moment cependant, les gouvernements dans les démocraties occidentales continuent de suivre les prémisses du théorème de l'électeur médian.

Lorsque Thomas Jefferson a pris ses fonctions en 1801, les États-Unis avaient une dette d'environ 75 millions, ce qui avoisinait un ratio de la dette au PIB de 30 %[19]. Cependant, personne ne prêtait attention au théorème de l'électeur médian. Aussi, douze ans plus tard, la dette des États-Unis avait été réduite de moitié. Comment cela s'est-il produit ?

Ce qui s'est passé, c'est que Thomas Jefferson a nommé Albert Gallatin comme secrétaire du Trésor en 1801. Gallatin était un diplomate d'origine suisse qui a émigré aux États-Unis en 1780. Ses expériences d'enfance l'ont convaincu que la dette publique était :

« une pépinière de multiples maux publics – la corruption, l'impuissance législative, la tyrannie de l'exécutif, l'inégalité sociale, la spéculation financière et l'indolence personnelle[20]. »

Gallatin était obsédé par la nécessité d’éliminer la dette fédérale le plus rapidement possible et de mettre en œuvre un processus de gouvernance qui garantirait la responsabilité du département du Trésor devant le Congrès en examinant avec diligence les dépenses fédérales. Ce processus est devenu la Commission des Voies et Moyens de la Chambre (House Ways and Means Committee), que Gallatin a mis en œuvre pendant son mandat et qui existe encore aujourd'hui.

Comment Gallatin s’y est-il pris pour réduire la dette héritée de l’administration précédente? D'abord et avant tout, en réduisant les dépenses gouvernementales, notamment le budget militaire. Deuxièmement, en réduisant les subventions et les financements pour des projets qu'il ne jugeait pas utiles à l'avancement de la nation. Troisièmement, grâce à l'expansion des ventes de terres publiques directement aux colons afin de générer des revenus pour l'État. Quatrièmement, par l'amélioration du système naissant de perception des taxes. Gallatin n'avait pas la flamboyance de certains autres pères fondateurs, mais il acquit néanmoins la réputation d'un homme d'État extrêmement compétent, si bien qu’il a également été retenu par le président James Madison comme secrétaire du Trésor et a servi jusqu'en 1814. Gallatin a occupé le poste plus longtemps que tout autre secrétaire dans l'histoire du ministère[21]. C'est également Gallatin qui a organisé le montage financier pour l'achat de 15 millions de la Louisiane à Napoléon Bonaparte en 1803, qui est devenu absolument essentiel pour l'expansion des États-Unis vers l'Ouest.

En résumé, ce qu'Albert Gallatin a montré, c'est que la croissance incontrôlable de la dette publique n'est pas une fatalité et que l’intendance fiscale est possible. À l'heure actuelle, le théorème de l'électeur médian fait loi, en partie parce que nous ne saurons qu'après coup à quel point les déficits structurels doivent être élevés pour déclencher une hausse spectaculaire et subite des taux ou une crise de devise. Ce serait pourtant mieux, il me semble, si nous n'attendions pas qu'une catastrophe se produise pour agir.

Dimitri Douaire, M. Sc., CFA
Chef des placements


[1] Rendements exprimés en devise locale, sauf indication contraire

[2] Tolkien, J. R. R. (2004). L'édition anglaise du 50e anniversaire de The Lord of the Rings. HarperCollins

[3] Source : Indices S&P Dow Jones

[4] Un indice qui regroupe 22 entreprises, dont Nvidia, Advanced Micro Devices et Intel

[5] Source : Bloomberg

[6] Idem

[7] T-Rex 2X Long NVidia ETF (ticker : NVDX) qui a été lancé en octobre 2023 et a atteint 700 M $ US d'actifs le 30 juin

[8] Roundhill Magnificent Seven ETF (ticker : MAGS) qui a été lancé en avril 2023 et a atteint 550 M $ US d'actifs le 30 juin.

[9] BofA Global Fund Manager Survey, juin 2024

[10] https://www.sequoiacap.com/article/ais-600b-question/

[11] Victoria University of Wellington (Nouvelle-Zélande) entreprise de prévision politique et financière en ligne

[12] Nous notons que les chances de l'ancien président Trump de remporter l'élection présidentielle américaine se sont améliorées davantage après qu'il eut survécu à une tentative d'assassinat lors d'un rassemblement en Pennsylvanie le 13 juillet.

[13] Loi de 2017 sur les réductions d'impôt et l'emploi.

[14] https://www.patrimonica.com/all-news/q4-2023-market-review-1

[15] Source : Congressional Budget Office, mise à jour de juin 2024

[16] Source : OCDE

[17] Source : Trésor américain

[18] Black, Duncan, On the Rationale of Group Decision Making, Journal of Political Economy, Vol. 56, No. 1 (Fév., 1948), pp. 23-34

[19] The Atlantic, The Long Story of US Debt from 1790 to 2011, 2012.

[20] Burrows, Edwin G. (2000). « Gallatin, Albert »American National Biography. Oxford University Press.

[21] Archives du département du Trésor des États-Unis

crédit photo

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