Des projecteurs de Lagado aux promoteurs de SAVS modernes

Dans le roman satirique Voyages de Gulliver[1] de Jonathan Swift, le protagoniste visite Lagado, la métropole de l’île fictive de Balnibarbi, où il a le privilège d’observer les travaux de Projecteurs, chercheurs de la Grande Académie. Là, il fait la connaissance d’académiciens qui consacrent leur vie à des études futiles comme l’extraction des rayons du soleil des concombres, la transformation de la glace en poudre à canon ou le ramollissement des billes pour rendre les oreillers plus confortables. Swift était l’un des satiristes et pamphlétaires politiques les plus célèbres de son temps et l’épisode de Lagado peut être interprété comme une parodie des excès spéculatifs qui prévalaient à la fin du 17e et au début du 18e siècle. Il est d’ailleurs intéressant de mentionner que les Voyages de Gulliver a été publié peu de temps après que la génération de Swift eut assisté à l’effondrement de deux des bulles boursières les plus importantes de l’histoire.

La première est survenue au milieu des années 1690. Elle impliquait une multitude d’entreprises devenues publiques quelques années plus tôt. Presque toutes étaient engagées dans la fabrication ou la distribution de pompes et d’équipement de plongée, des industries qui sont soudainement devenues populaires après que Sir William Phips et ses associés, lors d’une expédition privée, eurent récupéré près de 3000 pièces d’or et trois lingots d’argent de l’épave d’un galion espagnol le Nuestra Señora de la Concepción. On estimait alors qu’il ne s’agissait que de posséder le bon équipement pour faire fortune. Ultimement, la plupart des périples furent des échecs retentissants et les participations dans les entreprises qui fournissaient du matériel pour des expéditions se sont retrouvées sans valeur.

La seconde, soit la bulle spéculative de la mer du Sud, qui a pratiquement provoqué la faillite de l’Angleterre en 1720, se voit presque toujours attribuer un chapitre spécial dans les livres traitant de l’histoire des marchés financiers. C’est la Compagnie de la mer du Sud (South Sea Company) qui a principalement fait l’objet de spéculations financières soutenues. Fondée en 1711, elle bénéficiait d’un monopole du gouvernement britannique pour le commerce des esclaves avec l’Amérique centrale et du Sud alors contrôlé par l’Espagne. Pendant de nombreuses années, les actions de la compagnie ont langui en dépit d’un dividende annuel garanti de 6 %, car les termes du traité d’Utrecht avec l’Espagne en 1713 se sont avérés moins favorables que prévu. En effet, une taxe annuelle et un quota strict étaient imposés aux esclaves importés en Amérique. La confiance a été rétablie en 1718 lorsque le roi George I lui-même a été nommé au Conseil des gouverneurs de la Compagnie de la mer du Sud. Toutefois, ce n’est qu’en 1720 que les actions ont pris leur envol après que le Parlement britannique eût accepté l‘offre de la société de reprendre la dette nationale en échange d’un prêt à court terme. L’entreprise s’attendait à ce que l’expansion de ses activités commerciales lui permette de payer la dette publique. Peu de temps après l’annonce, les actions ont été multipliées par huit. Les affaires étaient lucratives pour les prêteurs usuraires qui accordaient des prêts aux Londoniens voulant acquérir des actions et pour les escrocs et les fraudeurs qui faisaient la promotion des actions d’autres sociétés commerciales engagées dans le même domaine. Un aventurier a même créé une entreprise dont le prospectus promotionnel mentionnait: « … un engagement des plus avantageux, mais dont personne ne sait de quoi il s’agit[2] ». Finalement, le marché boursier s’est effondré, entraînant avec lui tout le pays, y compris des membres notables de l’aristocratie. L’effondrement de la Compagnie de la mer du Sud a conduit Sir Isaac Newton – qui aurait perdu une fortune dans la débâcle – à déclarer: « Je peux calculer le mouvement des étoiles, mais pas la folie des hommes ».

Il convient tout de même de préciser que, selon nous, les marchés boursiers globaux dans leur ensemble ne sont pas en territoire de bulle du point de vue des valorisations. En fait, relativement parlant, les obligations gouvernementales des pays développés – avec des maturités comprises entre 5 et 20 ans et dont le rendement à échéance se situe à des niveaux bien inférieurs au taux d’inflation anticipé sur la même période – nous apparaissent dans un état beaucoup plus précaire. Cela est particulièrement vrai maintenant que la Réserve fédérale a reconnu qu’elle laisserait l’inflation dépasser son objectif à long terme de 2 % avant de relever les taux d’intérêt. Néanmoins, quelques symptômes nous portent à croire que des bulles sont en train de se former dans quelques secteurs du marché boursier, dont certains constitueraient assurément des sources d’inspiration fertile pour Swift, s’il était vivant aujourd’hui. Par exemple, nous avons été témoins de situations où des émissions d’actions dilutives ou des annonces de fractionnement d’actions sont perçues de manière positive sous prétexte que plus d’acheteurs marginaux pouvaient désormais s’en procurer. Parmi d’autres exemples, mentionnons le volume record récent de transactions sur les options d’achat d’actions à court terme ou l’exubérance autour des sociétés d’acquisition à vocation spéciale (SAVS).

À titre d’information, une SAVS est une société cotée en bourse établie dans le seul but d’acquérir une autre société dans un délai donné, généralement 2 ans. À sa date de création, une SAVS ne possède aucun actif et les sommes qu’elle mobilise auprès des investisseurs, dans le cadre de son propre appel public à l’épargne (APE), sont conservées dans une fiducie jusqu’à ce que le promoteur de la SAVS concrétise une fusion avec une société d’exploitation. À la suite de la fusion, la société d’exploitation devient société publique. Généralement, en échange d’une petite contrepartie, les promoteurs reçoivent une combinaison d’actions de la SAVS (habituellement 20 % des actions en circulation) et de bons de souscription dont le prix d’exercice est légèrement supérieur au prix d’introduction en bourse. Il est important de noter que l’investisseur est rémunéré en actions une fois la fusion réalisée, et non en fonction des performances de la société après la fusion. En d’autres termes, les promoteurs de SAVS ont tendance à être davantage motivés par la stricte réalisation d’une opération de fusion elle-même que par le succès financier de la société. Si une SAVS ne parvient pas à réaliser une fusion dans les délais, elle est contractuellement tenue de restituer le capital à ses actionnaires.

En 2020, le rythme auquel les SAVS font leur entrée en bourse est plus élevé que jamais. Par ailleurs, le montant des fonds collectés par les SAVS et le nombre de transactions conclues sont également en voie d’établir des records annuels. Notre estimation suggère que les SAVS ont un butin de plus de 40 milliards de liquidités provenant de leurs introductions en bourse respectives. Autrefois une niche boursière minuscule et obscure attirant un certain nombre de personnages peu recommandables, les SAVS ont gagné en notoriété à mesure que des investisseurs plus sophistiqués tels que Bill Ackman[3] s’y sont impliqués. Plusieurs célébrités et personnalités politiques profitent également de la popularité des SAVS, notamment Billy Beane,[4] personnage dépeint dans Moneyball, qui est derrière Red Ball Acquisition Corp. ou Paul Ryan, ancien leader parlementaire du parti républicain, qui est le président de la compagnie Executive Network Partnering Corp.

Certains soutiennent que des raisons légitimes sous-tendent la décision d’une société d’exploitation de devenir publique par le biais d’une fusion avec une SAVS, par opposition à la voie traditionnelle d’un APE. La rapidité d’exécution et la certitude du montant obtenu figurent probablement parmi les raisons les plus importantes comparativement au processus d’introduction en bourse qui est fastidieux et pour lequel la valeur obtenue n’est généralement connue que 24 à 48 heures avant l’introduction en bourse officielle.

Du point de vue de l’actionnaire d’une SAVS cependant, nous ne voyons pas beaucoup de bonnes raisons pour adhérer au modèle, bien au contraire. Premièrement, comme décrit ci-dessus, il existe un désalignement inhérent entre les intérêts du promoteur d’une SAVS et les intérêts de ses actionnaires. En effet, le promoteur est généralement rémunéré simplement pour la réalisation d’une transaction alors que la rémunération des actionnaires est liée au succès à long terme de l’entreprise. Fondamentalement, à moins que le promoteur ne parvienne à acquérir une société sous-évaluée d’un pourcentage plus élevé que le pourcentage de la société qu’il obtient pour la réalisation d’une transaction, les actionnaires de la SAVS ont tendance à obtenir une fraction plus petite de l’entité post-fusion que celle que le montant défrayé leur conférerait normalement. Bien que certains affirment que les sociétés qui font leur introduction en bourse sont chroniquement sous-évaluées, compte tenu ces dernières années de la piètre performance d’un grand nombre d’entre elles peu après leur introduction en bourse, nous pensons que l’argument est discutable. Deuxièmement, un actionnaire de SAVS ne bénéficie pas du même degré de protection et de transparence auquel il pourrait s’attendre lors d’un processus normal d’introduction en bourse. Après tout, les investisseurs qui envisageaient d’acquérir des actions WeWork ont été récompensés lorsque les documents déposés par la société ont révélé les lacunes de sa gouvernance et ses pratiques comptables agressives, obligeant finalement la société à abandonner ses projets d’introduction en bourse. Malheureusement, si l’histoire est un guide, dans un monde inondé de liquidités et de taux d’intérêt nuls, alors que de nombreux promoteurs sont sans aucun doute bien intentionnés, il est presque certain que de nombreuses entreprises dramatiquement surévaluées et potentiellement frauduleuses attireront l’attention des SAVS.

À bien des égards, les tactiques d’ingénierie financière des promoteurs de SAVS pour la création de valeur ne sont peut-être pas si différentes des techniques de recherche pseudo-scientifiques douteuses employées par les Projecteurs de Lagado.

Heureusement, des signes d’excès spéculatifs semblent provenir de segments relativement bien circonscrits, notamment celui des actions à fort potentiel de croissance. Ainsi, l’idée n’est pas d’éliminer complètement l’exposition aux actions de croissance. En fait, nous constatons que certains titres de croissance restent sous-évalués par rapport aux titres de type valeur. Par conséquent, du point de vue de la construction d’un portefeuille, il s’agit de maintenir un bon équilibre entre les différents types d’actions et entre les classes d’actifs.

Dimitri Douaire, M. Sc., CFA
Co-chef des placements

[1] Jonathan Swift, Gulliver’s Travels. Titre original: Travels into Several Remote Nations of the World. In Four Parts. By Lemuel Gulliver, First a Surgeon, and then a Captain of Several Ships, Benjamin Molte, 1726.

[2] Charles Mackay, Memoirs of Extraordinary Popular Delusions, Richard Bentley, Londres, 1841. Traduction libre.

[3] En juillet, Bill Ackman a levé 4 milliards pour le premier APE de Pershing Square Tontine Holdings Ltd., la plus importante SAVS jusqu’à présent.

[4] Billy Beane fut le directeur général des Oakland Athletics dans la ligue de baseball professionnel de 1997 à 2015. Ses exploits dans sa tentative de mettre sur pied une équipe compétitive en dépit de contraintes budgétaires sérieuses ont été portés à l’écran dans le film Moneyball (2011, dirigé par Bennett Miller) basé sur le livre Michael Lewis’s Moneyball: The Art of Winning an Unfair Game (W.W. Norton & Company, 2003).

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