IA déchaînée et autres lieux communs

Les marchés boursiers ont surmonté une série de développements macroéconomiques et fondamentaux négatifs pour afficher des rendements positifs au premier trimestre de 2023. En effet, les investisseurs en actions ont semblé regarder au-delà de la tendance plutôt effroyable marquée par la lecture la plus récente de l’indice PMI manufacturier de l’ISM[1], la baisse du nombre de premiers appels publics à l’épargne et de fusions et acquisitions, la compression des marges bénéficiaires et la baisse des bénéfices[2] pour conclure que la perspective d’un pic à court terme des taux d’intérêt serait le catalyseur qui contribuera à améliorer le sentiment des consommateurs et des PDG, ce qui serait propice aux actifs de longue durée, y compris les marchés boursiers. Les investisseurs boursiers regardent probablement au-delà de la mesure de la composante logement de l’IPC américain (dont nous avons déjà souligné les pièges[3]) et supposent que l’inflation est déjà beaucoup plus faible que le chiffre rapporté. Pour être plus précis, l’indice MSCI All Countries World, l’indice S&P 500 et l’indice composé S&P TSX ont progressé[4] de 7,02 %, 7,36 % et 4,55 % respectivement au cours du trimestre.

Fait intéressant, à l’exclusion des émetteurs qui sont devenus des cibles de prise de contrôle au cours du trimestre, les titres les plus performants comprenaient une collection d’émetteurs liés au domaine de la cryptomonnaie et de l’intelligence artificielle et certaines grandes capitalisations du secteur des technologies de l’information qui ont essuyé les plus importants reculs l’an dernier comme Facebook (Meta), Tesla et Nvidia. Les retardataires, en revanche, étaient concentrés dans le secteur de l’énergie en raison de la baisse des prix du pétrole brut et du gaz naturel et, pour des raisons que nous avons déjà évoquées plus tôt ce mois-ci, du secteur financier.

Les marchés des titres à revenu fixe ont progressé en sympathie avec les marchés boursiers alors que les signes montrant que les taux plus élevés faisaient des ravages sur l’économie se multipliaient, occasionnant ainsi des baisses de rendements obligataires pour toutes les échéances. Les fluctuations des courbes des taux d’intérêt ont été particulièrement aiguës à la suite de la débâcle de la Silicon Valley Bank, alors que les taux ont chuté d’un montant record sur une courte période et que la volatilité implicite des taux d’intérêt, telle qu’approximée par l’indice ICE Bank of America Merrill Lynch MOVE, a bondi à un niveau record. Bien que la réponse de la politique américaine, en particulier le Bank Term Funding Program (« BTFP » – financement à terme de la banque) de la Réserve fédérale soit perçue de manière salutaire du point de vue de l’amélioration de la liquidité, le consensus est que les tensions persistantes dans le secteur bancaire vont conduire à des conditions d’emprunt plus strictes. Ainsi, les écarts de crédit ont terminé le trimestre en hausse par rapport au trimestre précédent. Néanmoins, les obligations de sociétés ont généralement surperformé les obligations d’État. En effet, l’indice ICE Bank of America Global Government Bond et l’indice ICE Bank of America Global Corporate ont rapporté 2,66 % et 2,85 % respectivement. Cependant, les obligations à échéance plus longue ont fait beaucoup mieux que les obligations à échéance plus courte.

Au moment d’écrire ces lignes, les dépôts auprès des banques commerciales américaines continuaient de décroître, bien qu’à un rythme plus lent qu’ils ne l’ont fait plus tôt en mars[5]. Par conséquent, il semble que les organismes de réglementation aient fait ce qu’il fallait. Cela dit, je trouve personnellement ironique que l’industrie du capital de risque, qui a été le principal bénéficiaire du surinvestissement et des excès de crédit de la Silicon Valley Bank et autres banques semblables, n’ait pas contribué un sou au renflouement de la fragile First Republic Bank[6]. Pour le moment, il semble que le risque d’un resserrement du crédit ait été contenu, car l’évaporation du capital semble avoir été largement limitée à l’industrie du capital de risque, aux sociétés d’acquisition à vacation spéciale (« SPAC ») et à d’autres secteurs hautement spéculatifs. Il serait sans doute plus inquiétant si le capital disparaissait des mains des fournisseurs de capitaux eux-mêmes. Cela représenterait une crise plus difficile à contenir.

L’IA DÉCHAÎNÉE

Le 30 novembre 2022, le laboratoire d’intelligence artificielle OpenAI a officiellement dévoilé ChatGPT[7], un prototype de logiciel conçu pour simuler des conversations avec des utilisateurs humains. Construit sur la plate-forme du superordinateur Azure de Microsoft et offert gratuitement au public, ChatGPT n’a eu besoin que de 5 jours pour atteindre 1 million d’utilisateurs, l’application la plus rapide de tous les temps pour atteindre un tel jalon, plus rapidement qu’Instagram (2,5 mois), Spotify (5 mois) ou Facebook (10 mois)[8].

Le 23 janvier 2023, Microsoft, qui avait déjà investi des capitaux dans OpenAI lors de deux rondes successives en 2019 et 2021, a fait une injection supplémentaire non confirmée de 10 milliards de dollars américains pour poursuivre son développement. L’annonce a été faite moins d’une semaine après le lancement par Microsoft d’un service Azure qui donne accès à une version gérée du ChatGPT d’OpenAI[9].

Les critiques positives recueillies par la sortie de ChatGPT et son potentiel à transformer le piteux moteur de recherche Bing de Microsoft auraient causé des remous au siège social des rivaux de Microsoft / OpenAI dans la baie de San Francisco et fait dévier une course à l’IA naissante alors que Google et Baidu ont respectivement lancé Bard et Ernie au cours du trimestre, leur propre réponse au partenariat Microsoft / OpenAI qui avait déjà abouti à ChatGPT-4,  une version améliorée de l’original.

Prenons un peu de recul pour expliquer ce qu’est ChatGPT et pourquoi il est important.

ChatGPT est un logiciel de conversation qui utilise de grands ensembles de données textuelles pour apprendre à prédire le mot suivant le plus plausible, ou la séquence de mots la plus plausible, en partant des premiers mots d’une phrase ou d’un contexte. Il est également capable d’appliquer les connaissances acquises lors d’une résolution antérieure d’une tâche à une activité connexe ou similaire. Ce type de grands modèles de langage est appelé generative pre-trained transformers (transformateurs préentraînés génératifs), d’où l’acronyme (« GPT »). Les ensembles de données à partir desquels il a appris sont vastes, allant de bibliothèques numériques entières, de manuels d’utilisation, de documents de recherche, d’articles de journaux et de contenu de médias sociaux généré par les utilisateurs.

Le principal avantage de ChatGPT par rapport aux générations précédentes de logiciels conversationnels est qu’il est extrêmement polyvalent. En effet, jusqu’à récemment, les chatterbots étaient limités à fournir des réponses à des séries de questions relativement limitées. En revanche, ChatGPT est capable de fournir des réponses rapides, précises et cohérentes à des questions complexes dans pratiquement tous les domaines. C’est un moyen révolutionnaire de rechercher sur Internet, car au lieu de cliquer sur des liens pour obtenir des réponses, ChatGPT fait cet exercice lui-même et retourne la réponse directement. ChatGPT est un adversaire intarissable à Quelques Arpents de Pièges©. Il est facile de comprendre pourquoi cet outil nouvellement disponible représente une menace sérieuse pour le moteur de recherche d’Alphabet qui occupe la position dominante depuis 20 ans. Mais cela va bien au-delà. ChatGPT se souvient des questions précédentes qui lui ont été lancées dans une conversation et est ainsi capable d’affiner ses réponses en fonction des questions précédentes. Il peut écrire de longs essais, résumer des articles scientifiques, produire des paroles de chansons, déboguer et créer du code informatique et ce n’est qu’une question de temps avant qu’il puisse interagir avec d’autres formes de médias, comme les fichiers audios et vidéos.

On ne peut nier que la vitesse et la précision de l’intelligence artificielle générative (« IA ») pourraient stimuler la productivité du travail dans de nombreux domaines. En fait, dans un rapport récent, Goldman Sachs a estimé qu’elle pourrait augmenter la croissance annuelle de la productivité du travail aux États-Unis de près de 1,5 % par an sur une période de 10 ans après une adoption généralisée et augmenter le produit intérieur brut (« PIB ») de 7 %[10]. Goldman Sachs estime en outre que 300 millions d’emplois dans le monde pourraient être exposés à l’automatisation de l’IA. Fait intéressant, contrairement à la première vague d’automatisation qui a déplacé principalement les emplois manuels manufacturiers, l’IA générative a un impact sur les emplois de bureau dans de multiples industries telles que le soutien aux ventes et au marketing, le droit, l’éducation, la comptabilité, la conception et l’ingénierie et bien d’autres. Dans certains cas spécifiques, l’IA générative réduit à néant la valeur marginale de l’expertise humaine. De ce point de vue, l’IA générative pourrait être le choc déflationniste le plus important depuis que la Chine a rejoint l’Organisation mondiale du commerce en 2001[11]. Le butin tiré des gains de productivité n’est généralement pas réparti uniformément dans la société. Dans certaines industries, les entreprises pourraient être en mesure de conserver la part du lion des bénéfices supplémentaires. Dans d’autres, les consommateurs pourraient bénéficier de manière proportionnelle d’une réduction du coût des biens et des services. Néanmoins, une croissance plus forte et des coûts plus faibles ont toujours eu tendance à être une combinaison positive pour les actifs financiers. Pour cette raison, nous intégrons déjà l’ascendance de l’IA générative dans nos prévisions d’inflation à moyen et à long terme et, par ricochet, nos projections de rendement des actifs à moyen et à long terme. Pour être clairs, nous pensons toujours que l’inflation pourrait surprendre à la hausse à moyen terme par rapport aux attentes du consensus, mais pas autant que nous le pensions il y a quelques mois.

Cela étant dit, beaucoup de gens soutiennent que l’IA générative n’est pas prête pour une adoption de masse. Ils soulignent des exemples où ChatGPT n’a pas réussi à repérer des contradictions ou des anachronismes dans une question, où il régurgitait des informations trompeuses, faisait des allégations diffamatoires ou semblait exprimer certains préjugés politiques ou culturels. Puisque ChatGPT est à la base un modèle statistique qui fait des inférences, il est normal qu’un petit pourcentage de ses réponses soient inexact. Il s’améliorera avec le temps. Certaines critiques sont plus fondamentales. Par exemple, le linguiste et intellectuel Noam Chomsky, dans une interview avec Open Culture, a suggéré que ChatGPT n’était rien de plus qu’un « plagiat high-tech[12] » et un « moyen d’éviter d’apprendre ».  Dans le même ordre d’idées, l’auteur-compositeur Nick Cave, après avoir disséqué des paroles écrites par ChatGPT dans son propre style, a simplement déclaré que c’était « une moquerie grotesque de ce que c’est d’être humain ». D’autres, alarmés par les prouesses de ChatGPT, vont plus loin, affirmant que l’IA générative s’est rapprochée du point où elle constitue une menace existentielle civilisationnelle[13]. En fait, plus d’un millier de personnalités de la haute technologie ont demandé aux entreprises de recherche et de développement en IA de suspendre leurs efforts pour développer quelque chose de supérieur à ChatGPT-4[14]. Je crois qu’une pause volontaire n’est pas une bonne idée parce que les organisations criminelles ne se soumettraient jamais à une pause volontaire. Au contraire, sachant que d’autres développeurs d’IA générative devaient se soumettre à une pause, les criminels feraient tout pour utiliser la fenêtre à leur avantage, la recette parfaite pour que le processus de développement de l’IA devienne incontrôlable. Quoi qu’il en soit, je ne pense pas qu’une pause dans le développement puisse être efficacement mise en œuvre sur la base de la courbe d’adoption historique de certaines inventions révolutionnaires remarquables. Je note par exemple qu’une fois que Gutenberg a déployé sa presse à imprimer de type mobile, il n’y avait rien que les nombreux moines médiévaux chargés de copier la Bible pouvaient faire pour empêcher d’être désintermédiés. De même, Karl Benz n’a pas attendu l’apparition du feu de circultation[15] ou que Ralph Nader force l’adoption de la ceinture de sécurité[16] pour continuer à fabriquer des automobiles, pas plus que les autorités de la ville de Baltimore ont écouté les lobbyistes d’éclairage au gaz après que les lumières électriques ont été popularisées dans les années 1880, fournissant une lumière de meilleure qualité pour un tiers du coût[17].

L’IA générative est devenue virale. À juste titre, car elle offre beaucoup de promesses. Malgré cela, il serait sage de se rappeler ce que Sam Altman, le créateur de ChatGPT, a dit à propos de sa progéniture: « ChatGPT est incroyablement limité, mais assez bon à certaines choses pour créer une impression trompeuse de grandeur. C’est une erreur de s’y fier pour quoi que ce soit d’important en ce moment. C’est un aperçu des progrès; nous avons beaucoup de travail à faire sur la robustesse et la véracité[18]. »

Dans cet esprit, il est peu probable que je délègue à ChatGPT la tâche de rédiger de futures lettres financières.

PROBLÈMES POUR LES ENTREPRISES ZOMBIES ET VAMPIRES

La plupart d’entre vous ont entendu le terme banque zombie ou société zombie. Il est utilisé pour décrire les entreprises qui génèrent des liquidités et qui sont en mesure de couvrir leurs coûts de fonctionnement de base et fixes, y compris les intérêts sur leur dette, mais qui seraient structurellement incapables de rembourser le capital de leur dette sans aide externe, subventions ou émission dilutive d’actions. Le terme zombie a été emprunté au folklore haïtien et se réfère à un homme qui est sous l’effet d’un filtre ou d’un charme qui lui enlève sa personnalité. Les zombies sont souvent dépeints comme des êtres en décomposition lente, sans âme et sans but réel. Le concept a d’abord été appliqué à de nombreux bénéficiaires du soutien des banques japonaises après l’éclatement de la bulle immobilière du pays à la fin des années 1980, mais a ensuite été appliqué à certaines entreprises financières américaines, à la suite de la crise financière mondiale (Global Financial Crisis « GFC ») de 2008, et aux producteurs d’acier, d’aluminium et de ciment et de papier chinois en 2015.

Les sociétés zombies ont toujours été présentes sur les marchés boursiers publics. D’un point de vue économique, les zombies ont une influence négative parce qu’elles consomment inévitablement plus de ressources qu’elles n’en produisent. S’il n’y en a que quelques-uns, les effets économiques négatifs restent gérables. Mais dans un scénario où la croissance ralentit alors que les coûts du service de la dette augmentent, les zombies peuvent rapidement se multiplier et devenir une force destructrice dans l’économie. À ce stade, le dilemme entre maintenir les zombies en vie, en les nourrissant perpétuellement, ou les laisser périr, est plus facilement résolu que lorsque leur nombre est une simple nuisance. Pour être clairs, nous ne pensons pas qu’une apocalypse zombie soit imminente, mais nous pensons que la politique publique envers les entreprises zombies pourrait devenir moins complaisante et que leurs conditions d’exploitation pourraient se détériorer rapidement. En tant que telles, les sociétés zombies existantes et potentielles devraient repenser la viabilité à long terme de leur stupeur.

Au-delà des zombies, il existe un autre type de société qui a pris son nom d’une créature mythologique redoutée. Ce type de société est apparu plus récemment et est moins commun que la société zombie : la société vampire. Le terme a été introduit pour la première fois il y a quelques années par le professeur Michael Wade de l’International Institute for Management Development (« IMD ») à Lausanne[19] pour décrire les entreprises qui sont en mesure d’offrir leurs produits et services à moindre coût que les titulaires et d’offrir une expérience client inégalée à l’échelle mondiale. Comme le vampire de la fin de la période littéraire romantique, ces compagnies sont séduisantes et sont implacables dans la poursuite de leur mission. C’est le contraire des entreprises zombies. Selon le professeur Wade, les exemples de sociétés vampires incluent Uber (industrie du taxi et du covoiturage), Amazon (librairies), Netflix (location de films) et Alphabet (recherche sur Internet). Les sociétés vampires opèrent en détournant les revenus et les bénéfices des leaders de l’industrie vers eux-mêmes. Pour employer une analogie vampirique, ils prennent le contrôle de la réserve de sang.

Le problème pour les vampires est que la réserve de sang finit par s’épuiser. Par exemple, la part de marché du modèle T de Ford est passée de 8 % l’année de son introduction en 1908 à 61 % en 1921[20]. Bien que les revenus aient continué d’augmenter par la suite, la croissance a ralenti parce que le bassin devenait vide et qu’il n’y avait plus de titulaires à déplacer. En l’occurrence, la croissance des entreprises vampires commence à converger vers celle de l’économie plus large. Dans le cas d’Alphabet et de Facebook, la taille de la réserve sanguine est déterminée en grande partie par le budget publicitaire des entreprises qui paient pour apparaître dans les recherches sur Internet. Ainsi, pour survivre, les sociétés vampires doivent trouver d’autres réserves de sang, se diversifier dans des industries et des catégories adjacentes. Certaines entreprises de vampires ont incroyablement réussi à identifier et exploiter d’autres réserves de sang. Amazon, qui à elle seule génère près de 50 % de toutes les ventes de commerce électronique aux États-Unis, est le suzerain des sociétés vampires, à mon avis. D’autres ont eu moins de succès. Au cours de la dernière année, la croissance du chiffre d’affaires de certaines des sociétés vampires mises en évidence ci-dessus a déçu et le cours de leur action a sous-performé[21]. Il est encore trop tôt pour dire si ce n’était qu’un accident de parcours ou si la baisse du cours de l’action des sociétés vampires reflète une révision du consensus de marché à propos de la réserve de sang de ces entreprises ou pire, sur leur capacité à trouver de nouvelles réserves de sang, comme le projet métavers pour Facebook, l’iCar pour Apple ou des événements en direct pour Netflix … Ce qui pourrait devenir intéressant, c’est si deux ou plusieurs sociétés vampires devaient s’affairer autour de la même réserve. Je me demande si une bataille particulièrement féroce pourrait provoquer une érosion des marges au point de transformer les deux en zombies…

GöTTERDäMMERUNG[22] ?

Lors du Forum économique mondial de Davos en janvier, Mohammed al-Jadaan, ministre des Finances d’Arabie saoudite, a mentionné que le royaume était ouvert au règlement du commerce du pétrole et du gaz naturel dans des devises autres que le dollar américain et l’euro. Cette déclaration a attiré beaucoup d’attention, alors j’ai décidé d’investiguer un peu plus loin pour voir si cela signalait indirectement que le statut de monnaie de réserve mondiale dont le dollar américain jouit depuis l’accord de Bretton Woods en 1944 a été miné. Si c’est le cas, cela pourrait entraîner une faiblesse structurelle du dollar américain pour les années à venir et bouleverser le rôle du billet vert en tant qu’outil de couverture de portefeuille pour les investisseurs non domiciliés aux États-Unis.

Mettons certaines choses en perspective. Tout d’abord, considérez que la part du dollar américain dans les réserves de devises étrangères des banques centrales mondiales s’élevait à environ 56 % au troisième trimestre de 2022[23]. Il était d’environ 70 % au tournant du siècle. La représentation du dollar américain a diminué, mais la part de marché perdue a été redistribuée dans un certain nombre de devises, y compris des devises non traditionnelles[24]. Deuxièmement, considérez qu’environ la moitié du commerce des biens et des services à l’échelle mondiale est facturée en dollars américains, tandis que les États-Unis ne représentent que 10 % du volume, deux chiffres relativement constants au cours des dernières années. Troisièmement, considérez que, selon la Banque des règlements internationaux, le dollar américain est utilisé dans environ 90 % des transactions en devises étrangères (sur 200 %, car il y a deux devises impliquées dans une transaction de change). Aussi, un chiffre relativement constant ces dernières années.

À première vue, si une devise alternative est ascendante, les données ne sont pas encore convaincantes. Il convient de noter que la Chine, qui a surpassé les États-Unis en tant que plus grand partenaire commercial de l’Arabie saoudite depuis 2011 (grâce à la révolution américaine du pétrole de schiste qui n’a plus rendu le pétrole de l’Arabie saoudite essentiel), fait pression sur l’État du Golfe pour qu’il accepte des paiements en yuan pour ses importations de pétrole et de gaz naturel depuis un certain temps. Soit dit en passant, les deux pays se sont rapprochés de plus en plus récemment. En fait, au premier trimestre, Saudi Aramco a acquis une participation de 10 % dans le raffineur chinois privé Rongsheng Petrochemical Co., Ltd. pour environ 3,6 milliards de dollars et a convenu séparément de fournir 490 000 barils de pétrole brut par jour à une filiale de Rongsheng[25]. Il est donc peut-être tout à fait naturel que les deux pays s’éloignent d’une convention de règlement de paiement datant des années 1970. Il est également possible, du point de vue de l’Arabie saoudite, qu’il s’agisse simplement d’une façon pour le Royaume d’exprimer qu’il ne considère plus son alliance avec les États-Unis aussi importante qu’auparavant, qu’il puisse s’en tirer sans les États-Unis. Pourtant, si la promiscuité entre la Chine et l’Arabie saoudite conduisait au règlement des exportations de pétrole brut vers la Chine en yuan, qu’est-ce que cela signifierait? Eh bien, il s’avère que la valeur des exportations de pétrole de l’Arabie saoudite vers la Chine était de 38,3 milliards de dollars américains. En comparaison, la valeur du commerce mondial était de 32 billions de dollars américains en 2022. Par conséquent, la valeur des exportations de pétrole de l’Arabie saoudite vers la Chine représentait environ 0,12 % du volume du commerce mondial.

Sur la base de ce qui précède, il ne semble pas que le règne du dollar américain en tant que monnaie de réserve mondiale soit en train de prendre fin. Il s’agit probablement simplement d’un processus lent par lequel les banquiers centraux visent à diversifier les réserves de devises étrangères et par lequel les partenaires tentent de régler le commerce dans leurs propres devises par opposition à une monnaie intermédiaire, ce qui a été rendu plus possible grâce à la réduction du coût de négociation des devises et d’autres facteurs. Nonobstant ce qui précède, il est possible que dans un paysage géopolitique fracturé, les transactions bilatérales deviennent fréquentes et que la tendance à la dé-dollarisation s’accélère.  Mais pour le moment, la stabilité, la profondeur et l’ampleur des actifs libellés en dollars américains, couplées à la puissance militaire du pays et à son rôle historique d’arbitre des conflits, m’amènent à croire que le risque d’effondrement du dollar américain est exagéré. En fait, l’indice du dollar américain n’est que de quelques points de pourcentage du sommet atteint l’an dernier. Après tout, l’Arabie saoudite pourrait trouver une certaine utilité pour les yuans qu’elle reçoit en échange de pétrole, mais je doute sérieusement que la même approche puisse être extrapolée à la monnaie de partenaires commerciaux comme l’Indonésie, l’Afrique du Sud ou le Pakistan…  Si je me trompe et que la demande de dollars américains à l’échelle internationale faiblit précipitamment, cela pourrait entraîner une augmentation notable du taux d’emprunt des États-Unis et faire en sorte que des importations américaines deviennent une source d’inflation pour la première fois en plus de 50 ans.

Dimitri Douaire, M. Sc., CFA
Chef des placements

[1] À la fin de février 2023, l’indicateur de l’Université du Michigan était à son plus bas niveau depuis mai 2020.

[2] Source : FactSet

[3] https://www.patrimonica.com/toutes-les-nouvelles/hausse-inflation

[4] Sauf indication contraire, index le rendement; références rendements totaux libellé en monnaie locale.

[5] Source : Banque fédérale de réserve de St-Louis, Rapport hebdomadaire sur les dépôts des banques commerciales américaines.

[6] C’était un consortium de banques dirigé par JP Morgan qui a fourni un filet de sécurité de dépôt de 30 milliards à la First Republic Bank.

[7] Fondée en 2015 à San Francisco par Sam Altman et un groupe d’entrepreneurs, dont Elon Musk (Tesla, Space X, The Boring Company…)et Peter Thiel (PayPal, Palantir Technologies). L’entreprise est également à l’origine des applications DALL-E-2 et Whisper.AI.

[8] Source : Statista.

[9] Source : SiliconAngle.

[10] Goldman Sachs Economic Research, The Potentially Large Effects of Artificial Intelligence on Economic Growth, Hatzius et tous. Le 26 mars 2023

[11] L’adhésion a entraîné une réduction des droits de douane et des obstacles au libre-échange.

[12] https://www.openculture.com/2023/02/noam-chomsky-on-chatgpt.html

[13] The Guardian, 17 janvier 2023

[14] https://futureoflife.org/open-letter/pause-giant-ai-experiments/

[15] Karl Benz est crédité pour la première automobile fonctionnelle à quatre roues propulsées par un moteur à combustion interne en 1886. En revanche, l’État du Connecticut a été le premier à installer des feux de circulation à trois voies en 1930, 44 années plus tard.

[16] Ralph Nader, Unsafe at Any Speed: The Designed-In Dangers of the American Automobile, Grossman Publishers, 1965.

[17] L’Illuminating Engineer, Public Lightning in Baltimore, 1909.

[18] Fil Twitter de Sam Altman, 10 décembre 2022.

[19] https://www.imd.org/faculty/professors/michael-wade/

[20] Robert Lacey. Ford: Les hommes et la machine. Boston: Little, Brown, 1986

[21] Selon M. Haver, le VE/BAIIA des entreprises impliquées dans un thème de numérisation a diminué de 28 % (Technologies de la santé) et 42 % (Fintech) entre novembre 2021 et octobre 2022.

[22] Webster : un effondrement (comme d’une société ou d’un régime) marqué par une violence catastrophique et désordre.

[23] Source : Estimations du Fonds monétaire international

[24] Autre que l’euro, les Japonais Yen et la livre sterling.

[25] Source : Reuters.

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